Anne et le Diable [English translation]
Anne et le Diable [English translation]
(Anne)
Mais qui êtes-vous ? Et comment êtes-vous entré ici ?
(le Diable)
Je suis le Diable !
(Anne)
Si vous saviez comme ça m'est égal...
(le Diable)
Comment ? Vous ne comprenez pas ce que je vous dis ?
Je suis le Diable, oui, le Diable. Aussi vrai que je suis ici et ailleurs en même temps.
Oui, ailleurs. Tenez, par exemple,dans ce jardin.
(Renaud)
Et si j'aimais Dominique ? Et si Dominique m'aimait, que pourriez-vous y faire ? Rien, absolument rien.
(le Diable)
Ah, mais je vous en prie. Pourquoi tant de violence ?
(Anne)
Qu'y a-t-il de si extraordinaire ? Moi qui suis ici, enfermée, ne suis-je pas en même temps dans un bois, près d'une fontaine où celui que j'aime m'a tenu dans ses bras pour la première fois ?
(le Diable)
Vous parlez comme une enfant, parce que vous ne connaissez pas mon pouvoir. Tenez, voyez plutôt :
(Renaud)
Oui, vous êtes jaloux, tout simplement jaloux.
(Hugues)
Jaloux ?
(Renaud)
Oui, jaloux, cela crève les yeux.
« Dominique, Dominique, que ne ferais-je pour vous ? ».
Peuh. Vous êtes toujours là, près d'elle, accroché à sa robe, aux petits soins.
Oh, bien sûr, avec un bon sourire de père, mais votre regard trahit votre désir.
(Hugues)
Misérable !
(Renaud)
Oh, ce qui est misérable et ce qui prête à rire, c'est de quémander l'amour quand on a passé l'âge de plaire aux femmes.
(Hughes gifle Renaud)
(Renaud)
Vous avez eu tort, baron Hugues.
(le Diable)
Oh, je vous en prie, messieurs. Vous n'allez pas vous égorger ici, dans ce jardin, sous la fenêtre de votre fille ?
(Hugues)
Oui, vous avez raison.
Demain au tournoi, au lieu de nous affronter aux armes courtoises...
(Renaud)
... nous nous battrons à mort.
(le Diable)
L'idée est bonne ! Comme ça, si un malheur arrive, il vous sera toujours possible de l'attribuer à un malencontreux accident.
(Anne)
C'est affreux !
(le Diable)
Mais non, mais non. Il n'arrivera rien de fâcheux à votre père, j'y veillerai.
(Anne)
Laissez-moi... Je ne vous écoute pas, je ne vous entends pas. Et vous n'existez pas pour moi.
(le Diable)
Pour vous, peut-être. Mais pour les autres ?
Pour Gilles, par exemple. Pour ce pauvre, ce malheureux Gilles.
(Anne)
Taisez-vous. Gilles n'est plus malheureux. Gilles ne sera plus jamais malheureux, puisque nous nous aimons.
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(Anne)
Gilles !
(Gilles)
Anne ! Anne, mon amour ! Mon grand amour...
Anne, vous êtes belle comme le jour !
Je vous aime à la folie...
Donnez-moi vos lèvres !
(Anne le repousse)
Laissez-moi. Vous n'êtes pas Gilles.
(Gilles)
Comment ?
(Anne)
Non, vous n'êtes pas Gilles. Vous ressemblez à Gilles, vous avez pris la voix de Gilles, mais Gilles ne dirait pas les choses que vous dites.
(Gilles)
Bon, admettons. Qui suis-je, alors ?
(Anne)
Oh, ce n'est pas difficile à trouver. Vous êtes celui qui est venu hier. Le Diable, comme vous dites. Le Démon, le Malin.
(le Diable)
Puisqu'on ne peut rien vous cacher...
(Anne)
C'est vrai, vous êtes le Malin. Vous êtes même trop malin. Mais heureusement, il doit y avoir des choses qui vous échappent.
(le Diable)
Comment, des choses qui m'échappent ?
Mais, petite malheureuse, rien ne m'échappe ! Personne ne peut m'échapper, vous pas plus que les autres.
Vous ne connaissez pas mon pouvoir ! A moi qui peut tenir le monde dans ces deux mains.
Mais oui : les orages, la pluie, la grêle, le vent, les naufrages, c'est moi.
Les maladies, la guerre avec ses beaux plaisirs, la peste, la famine, la misère, le meurtre, la haine, la jalousie, c'est moi, toujours moi !
Et la mort, c'est encore moi...
(Anne)
Eh bien, je comprends qu'avec une existence pareille vous ne soyez pas gai.
(le Diable)
Pas gai, moi ? Alors qu'il suffit d'un rien pour me distraire.
Le malheur du monde, par exemple. Ça m'amuse beaucoup, le malheur du monde. Ça me chauffe le cœur, ça me fait rire. Oui, ça me fait rire.
Mais j'ai horreur de rire tout seul.
Vous m'entendez ?
Pourquoi ne répondez-vous pas ?
À quoi pensez-vous donc, pauvre créature ?
(Anne)
Je pense à une chanson que me chantait ma nourrice.
Elle disait même que c'étaient les fées...
(le Diable)
Ah ! J'ai horreur des fées !
Je déteste ce genre d'histoires.
(Anne chante)
Quand les cœurs des deux amants
Battront en même temps...
(le Diable)
Assez !
Si tu oses encore chanter cette chanson devant moi, je te change en statue de pierre !
(Anne)
Même si vous me changez en vieille femme ou en serpent mort, qu'est-ce que cela pourrait faire, puisque mon amour resterait vivant ?
(le Diable)
Son amour... Elle ose parler de son amour...
Mais tu oublies, perfide créature, que tu as commis la faute. Le péché.
(Anne)
Si c'est une faute de s'être abandonnée à celui qu'on aime, je ne regrette pas de l'avoir commise.
(le Diable)
Vraiment ? Tu devrais avoir honte !
(Anne)
Avoir honte ? Mais pourquoi ? Je ne sais même pas ce que c'est que la honte.
(le Diable)
La honte, c'est ce qu'on cache.
Si tu n'as pas honte de ton amour, pourquoi ne pas le crier sur les toits ? Ameuter la ville, hein ? Pourquoi ?
(Anne)
Pourquoi pas ?
- Artist:Jacques Prévert
- Album:Les Visiteurs du soir